mercredi 30 janvier 2013, 12:07 PM
Argentine Pour les dictateurs argentins
Les enfants des prisonniers politiques assassinés étaient un butin de guerre ! Article publié dans la revue Espaces-Latinos n° 274 de janvier-février 2013 (www.espaces-latinos.org)
Parmi les procès actuels des responsables des 30.000 disparus de la dictature (1976-1983), celui des ‘voleurs de bébés’ dans la ville de Mar del Plata est particulièrement hallucinant.
Ce procès s’est ouvert en février 2011 contre les dictateurs Rafael Videla et Reynaldo Bignone, le tortionnaire Jorge Acosta et une dizaine d’autres militaires, suite aux plaintes déposées par les familles des disparus, en particulier par les Grands-Mères de la Place de Mai qui recherchent leurs petits-enfants disparus (nietos). Le procès juge ces militaires pour l’appropriation indue de 35 bébés nés en captivité dont toutes les mères sauf une et tous les pères sauf deux, ont disparu.
Un Plan parfaitement mis au point Le procureur Martín Niklison s’est concentré sur les centres ‘Commissariat V’et ‘Puits de Banfield’ de La Plata où se sont montées de véritables maternités clandestines. Dès 1977, la procédure était bien rodée : lorsqu’un couple était détenu par un escadron de la mort (
patota ), les deux prisonniers étaient torturés souvent l’un devant l’autre puis endormis et jetés vivants à la mer. Si une prisonnière était enceinte et résistait à la torture sans perdre son enfant, elle était envoyée dans un de ces deux centres pour la durée de sa grossesse qui se passait dans des conditions de vie inhumaines sous le contrôle du médecin de police Jorge Bergès …
Proche de l’accouchement, elle était transférée à l’ESMA, l’Ecole de mécanique de la Marine de guerre (1) à Buenos Aires où des pièces avaient été aménagées en salles d’accouchement sous le contrôle du commandant Antonio Vañek et du gynécologue de l’Hôpital Naval, Jorge Magnacco. A peine né, le bébé était donné ou vendu à des familles de militaires ou à des proches de la dictature. La mère et le père étaient jetés à la mer, comme des dizaines de milliers de prisonniers politiques éliminés par la dictature.
Pour le procureur Niklison,
"L'application systématique de cette pratique prouve qu'il existait bien un Plan dont les maternités en sont les aspects les plus clairs parce qu’elles étaient très organisées. Celle de la ESMA recevait aussi les prisonnières capturées par les services secrets de l’Armée de terre et de la Force aérienne ce qui montre une coordination inter-armes qui prouve la mise sur pied de ce Plan". Le procureur Niklison a présenté à la Cour un message d’Eliott Abrams, secrétaire d’Etat adjoint pour les Droits humains au Département d’Etat qui prouve que les Etats-Unis étaient au courant de ces pratiques, une preuve de plus de l’existence du Plan (2). Les appropriations illégales étaient aussi approuvées par d’importants secteurs de l’Eglise catholique. Ainsi, l’évêque Raúl Plaza s'efforça de persuader la famille Mariani
"de ne plus chercher sa petite-fille parce qu’elle est heureuse dans une autre famille". Un autre évêque dira à une grand-mère que
"au moins maintenant, votre petite-fille reçoit une éducation chrétienne…" L’Eglise recevait donc des informations sur les disparus ce qu’elle nie aujourd’hui.
On estime à plus de 500 le nombre de bébés nés vivants mais 'disparus' en adoption illégale par des proches de la dictature. Le combat des Grands-Mères de la Place de Mai pour récupérer leurs petits-enfants a permi d’en identifier 107 jusqu’à présent.
Effacer la mémoire des disparus Les militaires donnaient leur nom aux enfants, effaçant ainsi tout souvenir des parents réels. Pour Nora Cortiñas, Grand-mère de la Place de Mai,
"en faisant disparaître leurs enfants, la dictature a voulu effacer jusqu’à la mémoire des idéaux de leurs opposants. Il s’agissait d’anéantir les mouvements populaires pour imposer des politiques néolibérales…" (3). L’incertitude que provoquait la disparition d’enfants que l’on savait nés vivants n’était qu’une méthode sadique parmi d’autres pour terroriser la population. L’avocate des Grands-Mères estime que
"pour les militaires, les enfants de leurs victimes étaient un butin de guerre" .
La défense de Videla Pour sa défense, le dictateur Videla reconnait que
"le coup d’Etat fut, du point de vue militaire, une erreur. Mais nous étions poussés par le patronat argentin qui nous disait : ‘Vous auriez dû en tuer 10.000 de plus’… Pour ne pas déclencher de protestation dans le pays ou au niveau international, nous avons caché les exécutions. Chaque disparition cache une mort. C’était le prix à payer pour gagner la guerre contre la subversion… Nous avons suivi ce que nous appelions ‘la doctrine française’ (4)." Revendiquant la logique de guerre promue par les militaires, Videla est persuadé que
"ces femmes étaient des militantes actives de la machine terroriste et utilisaient leurs enfants embryonnaires comme boucliers…" Répondant à la présidente de la Cour, il rappelle que
" notre objectif était de discipliner une société anarchisée, de sortir du péronisme populiste, de discipliner le syndicalisme et d’imposer une économie de marché libérale." Videla termine sa plaidoirie de défense en clamant
"être un prisonnier politique ! J’assumirai en protestant la condamnation injuste comme une contribution à la concorde nationale, comme un acte de service offert à Dieu notre seigneur, et à la patrie…" Finalement,
"toutes les listes de disparus ont été détruites par Bignone", son successeur.
Le verdict de la Cour Les plaintes déposées par les familles des disparus demandaient l’application de peines pour le crime de génocide ou au minimum 50 ans de prison. Cette demande est reprise par le procureur Martín Niklison dans sa plaidoirie finale :
"Il n’y a aucun doute : le vol des enfants des femmes et des hommes détenus clandestinement et en très grande majorité disparus, ne fut pas le résultat d’actions isolées mais bien celui d’un plan systématique de répression illégale ordonné par le haut commandement militaire". Il rappelle que c’est Bignone qui a signé le Document Final qui officialisait la mort de tous les disparus et voulait décréter une loi d’autoamnistie pour tous les militaires et policiers impliqués.
Le 7 juillet 2012, la Cour rend son verdict :
"Les represores ont volé les bébés dans le cadre d’un plan général d’anéantissement d’une partie de la population civile avec l’argument d’un combat contre la subversion, en utilisant des méthodes de terrorisme d’Etat… La Justice estime que l’existence d’une pratique systématique et généralisée de soustraction, rétention et dissimulation de mineurs d’âge, est établie…" Rafael Videla est condamné à 50 ans de prison, le tortionnaire Jorge Acosta à 30 ans, le commandant Antonio Vañek à 40, le général Reynaldo Bignone à 15 et le médecin Jorge Magnacco à 10 ans.
C’est une grande victoire pour les familles des disparus, les associations de défense des droits humains et, surtout, pour les Grands-Mères de la Place de Mai qui luttent depuis 35 ans.
Jac Forton
(1) Plus de 5.000 prisonniers politiques ont été torturés et ‘faits disparaître’ de l’ESMA devenue aujourd’hui un musée de la mémoire.
(2) Dans un Mémorandum rédigé le 3 décembre 1982 suite à une entrevue avec l’ambassadeur argentin à Washington, Lucio García del Solar, le président-dictateur de l’Argentine étant alors le général Bignone. Ce document a été déclassifié par le gouvernement des Etats-Unis en 2002 et publié par le journal argentin Página 12. Accessible sur le site du National Security Archives
www.nsarchive.org(3) Lors d’un Colloque tenu à Grenoble le 23 octobre 2012, organisé par le Musée de la Résistance-Maison des Droits de l’Homme, Sciences-Po et le Collectif Vérité-Justice-Mémoire.
(4) Démontée et démontrée par la documentariste française Marie-Monique Robin dans son film Escadrons de la mort : l’école française. Voir son blog :
http://robin.blog.arte.tv/Pour les Français disparus en Argentine, voir aussi le Collectif argentin sur
collectif.argentin@gmail.com