Le blog de Jac Forton sur l'Amérique latine
SESSION DU MERCREDI 15 DECEMBRE 2010 
jeudi 16 décembre 2010, 01:40 AM
Session du mercredi 15 décembre 2010

DOSSIER JEAN-YVES CLAUDET

Le Président de la Cour fait un résumé du dossier.
Il précise que Ahrel Danus, épouse de Claudet, qui s’était portée partie civile, est décédée il y a 3 semaines. Sont présents les deux sœurs de Jean-Yves Claudet.

TEMOIGNAGE DE CARMEN HERZ

Je suis avocate. J’ai travaillé au Vicariat de la solidarité de l’Eglise catholique de 1977 à 1992, puis à la Corporation nationale de réconciliation et de réparation du Programme des Droits humains du ministère de l’Intérieur du Chili, et en 1996, j’ai été nommée directrice du département des droits humains du ministère des Affaires étrangères.
Pour la conscience civilisée de l’humanité, il n’existe pas de crime pire que le génocide et les crimes contre l’humanité. Parmi ceux-ci, il y a la torture, l’exécution sommaire et la disparition forcée. Toutes des méthodes privilégiées de la dictature.
Le Chili est devenu une zone de terreur sous la doctrine de Sécurité nationale, un concept idéologique et politique dans le cadre de la guerre froide enseigné à l’Ecole des Amériques au Panama, où ont été formés des milliers d’officiers latino-américains. Selon ce concept, l’opposant politique de gauche est un ennemi intérieur à éliminer. Il s’agit d’empêcher la progression des idées sociales ou progressistes sur le continent, au mépris absolu des droits, en particulier le droit à la vie et à la dignité physique. C’est la terreur d’Etat.
Le triptyque de la terreur d’Etat c’est : secret, clandestinité et impunité des actes.
Dans les Commissions Vérité et Réconciliation et de Réparation, nous avons eu des témoignages des violations suivantes :
- gens jetés vivants à la mer
- toutes les femmes systématiquement violées
- femmes enceintes exécutées
- techniques diverses d’élimination des corps : fours crématoires, fosses communes, à la mer dans des sacs, dynamite
- il y a eu des dizaines de camps de concentration dans tout le pays

Je distingue deux périodes.
1. Juste après le coup d’Etat, détention et exécutions massives en particulier dans les zones paysannes où s’était déroulée la Réforme agraire. Cela s’est fait avec l’aide de civils, souvent des grands propriétaires terriens. Puis des exécutions sommaires à caractère politique surtout contre les autorités nationales et locales du gouvernement renversé, ainsi que les leadres politiques des partis de la coalition d’Allende. Il y a eu un nettoyage social, surtout des adolescents des quartiers pauvres avec ou sans casier judiciaire.
Tout cela en fusillant les gens après des conseils de guerre qui n’étaient que de véritables farces. On ne rendait pas les cadavres aux familles et, finalement, les assassinats n’étaient pas reconnus. Deux piliers à cette technique :
La séquestration et disparition des principaux assistants d’Allende arrêtés le jour du golpe par le général Palacios et envoyés au Tacna. En 1978, opération Retrait des téléviseurs : après la découvertes de disparus dans les fours de Lonquén, Pinochet ordonne le nettoyage de toutes les fosses communes. Les cadavres doivent être lancés à la mer…
La séquestration et assassinats de dirigeants politiques , étudiants ou syndicaux dans trois villes du nord du Chili en octobre 1973. C’est la Caravane de la mort sous le commandement du général Sergio Arellano Stark et composée de Pedro Espinoza Bravo, Moren Brito, Sergio Arredondo, Fernandez Larios, Juan Chiminelli et de la Mahotiere, pilote du Puma. 72 prisonniers furent exécutés, parmi eux mon mari Carlos Berger. Ils ont été conduits dans le désert et massacrés à coups de corvos (un couteau recourbé) et de balles dans toutes les parties du corps petit à petit.
Mon mari avait été condamné à Calama par un conseil de guerre à 60 jours de prison pour ne pas avoir fait taire la radio qu’il dirigeait avec 26 autres prisonniers et enterrés quelque part dans le désert…

2. L’application systématique de la disparition forcée par la DINA de 74 à 77 pour éliminer les opposants politiques. La Commission Rettig estime que la DINA était composée de plus de 500 militaires. La DINA dépendait directement de la Junte mais en réalité de Pinochet.
La disparition forcée est l’expression la plus perverse du terrorisme d’Etat. Elle provoque dans la famille et la société une absence douloureuse et traumatique, de la peur, un sentiment d’être à la merci des tortionnaires, très dommageable.
La disparition c’est l’élimination physique d’un secteur de la société, celui qui a soutenu Allende et s’est opposé au projet politique et économique de la droite chilienne. On a détruit un tissu social de grande cohésion, résultat de décennies de luttes sociales. L’objectif est de provoquer la terreur et d’intimider l’ensemble des réseaux sociaux. Il fallait aussi alors faire disparaître des gens sans responsabilité pour que tous aient peur.

[Mme Herz fait la description des tortures et donne une liste de centres de torture]

En réponse au Président de la Cour :
Pourquoi une telle violence ? La raison de fond du plan d’extermination a son origine dans la conspiration des secteurs affectés par les transformations sociales dont le pays avait besoin, menées par Allende, mais qui ne faisaient que continuer celles de son prédécesseur, le président Frei. Tout cela en collusion avec les Etats-Unis qui fournissaient de l’argent aux opposants ainsi que le montrent plusieurs rapports du Sénat des Etats-Unis.

En réponse à Me Sarfati sur la communication du régime :
Les médias étaient totalement contrôlés. Lors de l’opération Colombo, entièrement montée par la DINA, le quotidien La Segunda titrait : « Les miristes meurent comme des rats ». La presse a été complice du régime, jusqu’en 1985 quand apparaissent des revues indépendantes.
En 1978, le délégué chilien auprès des Nations unies, Sergio Diez Urzua, dit que les disparus n’avaient pas d’existence légale, que les noms étaient des inventions, des faux. Après la fin de la dictature, Diez fut sénateur pour la droite et n’a jamais reçu de sanction sociale, morale ou politique…
Le mouvement populaire qui a résisté ou soutenu la résistance a été complètement ignoré et marginalisé. L’héritage de la dictature : des lois antiterroristes encore utilisées aujourd’hui.



TEMOIGNAGE DE JOHN DINGES SUR LE PLAN CONDOR

M. Dinges met la création du Condor et le rôle stratégique des Etats-Unis (EU) dans le contexte de l’époque.
Pour le gouvernement US, le Condor était plus violent et anti-communiste que la politique des EU. Sa crainte était la formation d’un bloc communiste qui échapperait à son contrôle. Politique du « Feu rouge, Feu vert ». Feu rouge où dans ses déclarations, les EU se disent opposés aux violations aux droits humains, Feu vert donné dans des conversations privées où ils déclarent soutenir la lutte anti-communiste. Sa politique officielle d’essayer de « modérer » les violations n’a eu aucun résultat.
Contreras allait souvent aux EU pour visiter la CIA, même avant le coup d’Etat. Il y a un lien étroit entre lui et les EU. Il a même été payé.

Condor commence en mai 75 avec l’arrestation de José Fuentes et d’Amilcar Santucho au Paraguay. En septembre 75, Fuentes est envoyé au Chili. Deux jours plus tard, une lettre de Contreras invite les chefs des service de renseignements du Chili, Argentine, Uruguay, Paraguay et Bolivie à une réunion à Santiago pour créer une nouvelle organisation, une sorte « d’Interpol de la subversion ». Invité le Venezuela refuse mais donne l’info à des officiers US.
En octobre, lors d’un raid contre MIR au Chili, la DINA découvre un Plan Boomerang disant que la JCR (Junte coordinatrice révolutionnaire) allait lancer quatre offensives dans quatre pays. Ces infos venaient de Fuentes détenu au Paraguay.
En novembre, grande opération du Condor contre la JCR, qui impliquera Claudet.
Le représentant des militaires argentins était José Riveiro dit Rawson, chef de coordination du Bataillon 601.
Le représentant permanent de la DINA en Argentine est Enrique Arancibia Clavel qui a gardé copie de tous ses échanges écrits avec la DINA-Chili, qui furent découverts plus tard.
La cible JCR principale est son chef Edgardo Enriquez, chef du MIR après la mort de son frère au Chili dans un affrontement avec la DINA. Enriquez avait envoyé Fuentes (Chilien) et Santucho (Argentin) au Paraguay et Claudet à Paris. La JCR apprend que Fuentes est renvoyé au Chili. Enriquez dit à Claudet de revenir en Argentine avec de l’argent et des microfilms pour organiser une cellule JCR à Buenos Aires. Le Gato René Valenzuela remet documents et argent à Claudet qui arrive en Argentine le 31 octobre. Il descend à l’hôtel Liberty et est arrêté le lendemain. Quelques jours plus tard, une lettre d’Arancibia Clavel à la DINA de Santiago dit : « Claudet est un courrier de la JCR avec 97 microfilms et des instructions de Paris… Claudet n’existe plus… » Claudet n’a sans doute pas parlé sous la torture car Enriquez n’a pas été capturé.

Le 26 novembre, réunion à Santiago des représentants militaires des 5 pays. L’objet : créer une organisation « pour éliminer les ennemis partout dans le monde ». Selon le représentant du FBI, Robert Sherrer qui a le premier mentionné le Plan Condor aux Etats-Unis, il y a 3 éléments dans le Condor : une base de données de renseignements ; une coordination entre chefs militaires, et une présence militaire de chaque pays dans les autres. Cela en 3 phases : 1) des échanges d’infos sur la JCR ; 2) Arrestation des ennemis en Amérique latine ; 3) Assassinats hors de l’Amérique latine.
Il y aura des attentats tout au long de l’année 76. Le Condor a éliminé la JCR en Amérique latine, qui se retire à Paris.

On a découvert beaucoup d’infos dans les Archives de la terreur découverte par Martin Almada au Paraguay, plus de 300.000 pages !

Je poursuivrai mon travail tant que les crimes restent impunis, en espérant que mon propre gouvernement mène le même genre d’enquête que celle-ci en France…


TEMOIGNAGE DE ALEJANDRO CARRIO

Je suis l’avocat du gouvernement chilien dans le procès pour l’assassinat de Prats en 2000. Il y a eu 80 témoins.
Clavel avait des rapports très étroits avec la Police fédérale argentine qui espionnait les exilés chiliens en Argentine. C’est lui qui a donné des infos sur ses habitudes, amitiés, travail, voiture. Morales Salgado donne ces infos à Contreras. Michael Townley, du département opérationnel de la DINA, pose une bombe sous la voiture de Prats et la fait exploser quand Prats et son épouse Sophia Cuthbert entrent dans leur garage. Ils meurent.
Clavel est le seul détenu en Argentine pour ce crime, il prend une condamnation à perpétuité pour crimes contre l’humanité. Cette notion n’existant pas dans le droit argentin, les juges se sont basés sur les principes internationaux du droit international élaboré après Nuremberg.

En Argentine apparaissent des corps calcinés portant des cartes d’identité de disparus chiliens. Mais on découvre que les descriptions ne correspondent pas. Le Condor essaie donc de faire croire que des disparus se trouveraient en Argentine. L’apothéose est quand on essaie de faire croire que 119 Chiliens se sont entretués en Argentine. C’est le Plan Colombo.

C’est Riveiro Rawson qui aurait, en août 1975, donné à Arancibia Clavel l’idée d’une coordination.

Un procès s’est ouvert au Chili pour l’assassinat de Prats contre Contreras, Espinoza Bravo, José Zara, Townley, Callejas (épouse de Townley) et Morales Salgado. Contreras et Espinoza ont reçu 20 ans. Les autres bénéficient de la media-prescription qui réduit fortement les peines.


TEMOIGNAGE DE MARCELLE CLAUDET, SŒUR DE JEAN-YVES

Elle fait l’histoire de JY Claudet et se pose la question : Comment vit-on la disparition ?
La peur, l’incertitude, la crainte des arrestations, de la torture. La vie quotidienne en fonction de celui qui manque. Nous nous sommes enfermés dans notre douleur. On ne parlait pas, on agissait…

Ahrel Danus, l’épouse de Jean-Yves s’était tant préparé pour assister à ce procès, on a attendu tant de temps. Mais elle est décédée de cancer il y a 3 semaines. Elle disait : « C’est terrible mais je serais contente qu’il soit torturé car cela signifierait qu’il est encore en vie… »
Elle avait beaucoup d’espoir.
Quant à moi, je ne peux pas être impartiale. Jean-Yves était quelqu’un de bien…


TEMOIGNAGE DE JACQUELINE CLAUDET, SŒUR DE JEAN-YVES

J’ai cherché un mot pour quelqu’un qui avait perdu son frère. Entre époux, il y a le mot veuf ou veuve. Mais un frère ?
J’ai quitté le Chili pour la France en 1974 pour raisons politiques. La solidarité a été impressionnante, l’organisation pour l’accueil des exilés, le partage des tâches entre les ONG pour l’accompagnement au quotidien, pour l’argent, les manifestations, pour les infos qui arrivaient du Chili.
A Paris, Jean-Yves ne trouvait pas de travail. Il s’occupait beaucoup de ses enfants et du MIR.
En octobre 75, il est passé nous voir, voir ma fille, puis il est reparti.
Lorsque j’ai appris sa disparition, je me suis que je ne le reverrais plus…



TEMOIGNAGE DE MARTIN ALMADA

Je suis resté 1000 jours dans les griffes du Condor qui m’a déclaré « terroriste intellectuel ».
Après 15 ans de recherches, j’ai trouvé 3 tonnes de documents à Asuncion, le 22 décembre 1992. Des lettres, des archives des polices, des cartes d’identité, des listes…
J’aurais aimé donner mon témoignage devant les accusés mais ils ne sont pas là.
Avec ces documents appelés Archives de la terreur, on a compris le fonctionnement du Condor.
Les Etats-Unis ont immédiatement voulu récupérer les documents en proposant de les classer et les mettre sur microfilms. Mais c’est une opération internationale qui le fera.


TEMOIGNAGE DE M. MICHELINI

Mon père a été député, sénateur et ministre uruguayen et a été assassiné par le Condor. Il s’est toujours battu contre la torture qu’il dénonçait sans cesse au Sénat.
En juin 1973, coup d’Etat civico-militaire de Bordadery. Mon père est obligé de partir se réfugier en Argentine. Il descend à l’hôtel Liberty en plein centre de Buenos Aires. Il organise l’opposition uruguayenne en exil. Alors, sa fille est détenue à Montevideo.
En 1976, c’est le coup d’Etat en Argentine. On lui confisque son passeport. Ses activités d’opposant font qu’en Uruguay, les militaires commencent à torturer ma soeur Elisa.
C’est le dilemme entre les responsabilités collectives et sociales, et respecter ses principes. Il continue à militer.
Le 18 mai 1976, il est arrêté à 3h du matin. Il meurt sous la torture qu’il avait tant dénoncée… C’était un commando uruguayen assisté par des militaires argentins. Son corps est retrouvé à l’angle de deux rues dont l’une portait le nom de son épouse. Le crime était signé.
Je pars en exil et à la recherche de la vérité et de la justice.
La démocratie revient en 1985. Le président Sanguinetti promulgue la loi de caducité de la prétention punitive de l’Etat qui lui permet de n’ouvrir que les procès qu’il veut bien.
Son assassinat prouve que le Condor s’en prenait aussi aux opposants membres de partis démocratiques. L’Argentine était leur champs de bataille, leur terrain de chasse.



Les audiences se terminent par une brève présentation de ISABELLE ROPERT sur le groupe de soutien du MIR en France et de la disparition ou mort de plusieurs de ses membres en actions de résistance à la dictature.
A chaque fois, le nom des responsables sont les mêmes : Contreras, Espinoza, Moren Brito, Krassnoff, Enrique Arancibia Clavel, Raul Iturriaga Neuman.



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