Le blog de Jac Forton sur l'Amérique latine
SESSION DU 9 DECEMBRE 2010 
jeudi 9 décembre 2010, 11:55 PM
Session du jeudi 9 décembre 2010

Ce matin, continuation de la lecture de l’ordonnance de renvoi de es juges d’instruction. Lecture des histoires de Jorge Klein, Etienne Pesles, Alphonse Chanfreau et Jean-Yves Claudet. Avec à chaque fois, lecture du nom des militaires et des civils chiliens accusés des tortures et disparitions.

L’après-midi a été dédiée aux déclarations de « grands témoins » qui, par l’importance de leur personnalité, propulsent le débat au plus haut niveau. Il s’agit des interventions de Louis Joinet, Stéphane Hessel, Roger Le Loire et Magdalena Garcés.

LOUIS JOINET
Ancien Rapporteur des Nations unies sur l’impunité et a rempli de nombreuses missions de haut niveau pour la France et les Nations unies. Je cite ses paroles telles quelles :
« Il y a un rapport direct entre dictature et disparitions forcées … Il s’agit de garantir le non renouvellement de telles situations de répression… Ce fut un dur combat juridique que de pouvoir élaborer une Convention contre les disparitions forcées et de faire accepter que la disparition forcée est un crime contre l’humanité car il y a de grands théoriciens de l’organisation de l’oubli ! C’est la systématisation des disparitions qui fait le crime contre l’humanité…
C’est la naissance du concept de crime continu. Ce crime ne peut être élucidé que lorsqu’on connaît le destin du disparu ou lorsque l’on retrouve son corps. Sinon, on arrive à une nouvelle forme d’impunité.
Il faut distinguer le droit de savoir et le droit à la justice, pour que la mort d’un accusé n’arrête pas les recherches des restes du disparu.
LA VALEUR DE CE PROCES EST QU’IL A LIEU !

Il y avait un vide juridique car les juristes de l’autre camp disaient qu’il n’existait pas de législation sur les disparitions. La disparition forcée est un instrument de terreur destiné aux autres pour qu’ils n’entrent pas en opposition. La Convention internationale contre les disparitions forcées est le fruit du travail et des actions des familles et des ONG en plus de celui des juristes.
Il existe un nouveau concept, en français la « commandite », c’est-à-dire qu’il faut remonter aux donneurs d’ordre, à ceux qui savaient et n’ont rien dit ou rien fait pour arrêter ces crimes, identifier ces commandites et les associer au crime.

Le jugement en absence est un fait juridique français et donc son rejet n’est pas un argument recevable. Ne pas accepter ce procès en absence est une prime à l’impunité. Le texte de ce fait juridique doit être identique à un procès équitable. Ce l’est… De plus, cette procédure a été validée par la Convention européenne des droits de l’homme (affaire Batisti).


STEPHANE HESSEL
Je suis préoccupé par l’évolution lente du droit international mais ce procès est définitivement un pas en avant. Les crimes impunis pèsent sur la conscience internationale.
Sur une question de Me Bourdon : Rendre justice est essentiel pour les victimes mais le progrès et l’évolution du droit international sont essentiels pour les revendications de l’humanité. Ce tribunal fait partie de cette évolution.
Le box des accusés vide invalide-t-il le procès ? Pas du tout, s’il était plein cela signifierait que le droit international a bien progressé. Le box est vide mais la cause jugée ici est aussi importante que s’il était plein.


ROGER LE LOIRE
Juge instructeur des plaintes déposées par les familles en 1998.
M. Le Loire refait l’historique très détaillé des événements et du destin des 4 personnes disparues avec de nombreux détails inédits : échanges d’informations et de documents avec le juge chilien Juan Guzman, fuite de M. Kissinger lorsque le juge a demandé à l’entendre en tant que témoin sur le Plan Condor, etc…

MAGDALENA GARCES
Avocate du programme des droits humains du ministère de l’Intérieur du Chili.
Au Chili, il y a eu des progrès et des reculs importants. L’arrestation de Pinochet à Londres provoque des changements. De 1990 à 1998, la loi 2191 dite d’amnistie promulguée par le général Pinochet pour tous les crimes commis entre septembre 1973 et avril 1978, est systématiquement appliquée.
Mais en 1998, la Cour suprême annule un arrêt de la Cour martiale (justice militaire) et ordonne la poursuite d’une instruction. Il se dit que le Chili était en état de guerre et que donc il fallait appliquer les Conventions de Genève.
Vers 2004, la Cour suprême n’a pas appliqué la loi d’amnistie car elle considère que la disparition est un crime permanent tant qu’on ne connaît pas le destin du disparu.
A partir de 2007, la Cour supr^me commence à appliquer une mesure atténuante, celle de la demi-prescription. Cette procédure permet une importante baisse des peines, à tel point que des inculpés condamnés à 5 ans ne passent pas un seul jour en prison !

Au total, il y a eu 290 agents de l’Etat condamnés mais seuls 71 font de prison, càd 25 % !
La Cour suprême applique le droit international dans la condamnation mais laisse par le système de la demi-prescription, de nombreux condamnés en liberté comme sa « participation à la réconciliation », tout cela malgré le fait que le droit international rend ces types de crimes imprescriptibles.

Une grande dette de la justice chilienne est le fait qu’aucune enquête n’a visé les participants civils à la répression .
S’il faut respecter les traités internationaux, les Etats ne peuvent pas promulguer de lois d’autoamnistie. Or au Chili, si cette loi est peu appliquée de nos jours, elle est toujours en vigueur et pourrait être appliquée…

Voilà pour aujourd’hui.
Demain, la Cour étudiera le cas de Jorge Klein. Sa fille Vanessa a eu le courage de venir du Brésil pour assister au procès

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Tribunal : session du mercredi 8 décembre 2010 
mercredi 8 décembre 2010, 10:52 PM
SESSION DU MERCREDI 8 DECEMBRE 2010

Bonjour,
Mercredi neigeux à Paris. Ce matin s’est ouvert au Tribunal de Justice de Paris, le procès de 13 militaires chiliens et un argentin pour la disparition de Jorge Klein, Etienne Pesle, Alphonse Chanfreau et Jean-Yves Claudet lors du coup d’Etat de 1973 et pendant la répression qui l’a suivi.
Voici le rapport "brut" de cette première journée.

Le président du tribunal, le magistrat Hervé Stephan, a d’abord invité les 12 jurés à s’installer. Il a ensuite nommé les 14 personnes accusées des disparitions a demandé si l’une ou l’autre d’entre elles était présente dans la salle. Pas de réponse. Il a alors demandé si des avocats chargés de représenter les accusés étaient présents. Pas de réponse. Le président a alors décidé que le procès se ferait « par défaut », c’est-à-dire sans la présence des accusés ou de leurs représentants, ce qui lui permettait de libérer les jurés qui ont pu rentrer chez eux.
L'avocat général, Me Pierre Kramer, s'est montré d'accord avec cette procédure.

Le président fait ensuite la constitution des parties civiles. Me Sophie Thonon , en plus de représenter FAL, l’association France Amérique latine, est l’avocate de la famille Claudet.
Me William Bourdon représente Roberto et Anita Pesle, respectivement frère et sœur d’Etienne Pesle, ainsi que Vanessa Klein. Il représente aussi Natalia Chanfreau et Erika Henning, fille et épouse d’Alphonse Chanfreau, ainsi que Bernard, Valérie, Denise et Alexandre, famille, nièce et neveu de Chanfreau.
Me Claude Katz représente la FIDH (Fédérations internationale des Ligues des droits de l’homme) et la LDH, Ligue des droits de l’homme, la section française de la FIDH.
Me Benjamin Serfati représente l’association chilienne CODEPU, membre chilien de la FIDH.
Est aussi représentée, l’Aexppfrance, l’association des ex prisonniers politiques chiliens en France.

Le président fait ensuite l’appel des personnes qui ont été citées à témoigner. Il y a 42 témoins dont plusieurs n’ont pas pu se libérer, d’autres non pas répondu et une vingtaine sont présents dans la salle.
Le président annonce alors comment se déroulera le procès. Aujourd’hui mercredi 8 décembre et jeudi 9 au matin, il sera procédé à la lecture de l’ordonnance de renvoi, c’est-à-dire à l’acte d’accusation rédigé par les juges Roger Le Loire et Sophie Clément.
Jeudi après-midi, les témoins de contexte viendront présenter le contexte dans lequel se sont déroulés les événements ayant conduit aux quatre disparitions. La Cour entendra Louis Joinet, Stephane Hessel, Roger Le Loire, Magdalena Garcés, Joan Garcés, Martin Almada et Miguel Rebolledo.
Vendredi 10 (cas Klein) , la Cour entendra les parties civiles puis les témoins Isabelle Ropert, René Bendit, Paz Rojas et Joan Garcés.
Lundi 13 (cas Pesle) : les parties civiles puis M. Herrera Navarrete, Mario Nahuelpan Pascual, Roberto Garreton et Neponucemo Paillalef.
Mardi 14 (cas Chanfreau) : les parties civiles puis Cristian Van Yurick et Miguel Rebolledo.
Mercredi 15 (cas Claudet) : les parties civiles et des témoins.

Le reste de la journée de mercredi s’est passé à lire l’acte d’accusation. Les personnes qui ont acquis mon livre possèdent un excellent résumé de cette lecture qui a duré de 14h à 18h45. Les textes sur ce blog sont inspirés du livre.
Le président du tribunal nous a donné rendez-vous demain jeudi à 9h30.
Jac Forton

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Déclarations publiques des associations Aexppfrance et FAL 
mercredi 1 décembre 2010, 02:02 PM
Déclaration publique de l'Association des Ex prisonniers politiques chiliens en France
Après douze années d’instruction et d’interminables démarches judiciaires, administratives et diplomatiques, la justice française poursuivra en justice au Tribunal de Grande Instance de Paris, entre le 8 et le 17 décembre, quatorze représentants de la dictature militaire chilienne (1973-1990).
Ce procès est le fruit de la volonté acharnée, maintenue sans failles durant plus de trente ans, des familles des victimes qui n’ont jamais obtenu justice au Chili où la loi d’Amnistie n’a jamais été abrogée. Les associations qui se sont constituées parties civiles, dont la nôtre, se veulent un soutien et une caisse de résonance pour rendre sa véritable importance à cette démarche de recherche de vérité et justice élémentaires.
Les accusés mis en examen sont, d’une part, de hauts officiers des forces armées et de la police de Pinochet et un ex-officier argentin, hommes de main du régime et, d’autre part, des civils acteurs ou complices de crimes. Dans leur ensemble, ils n’ont pas reconnu le droit des tribunaux français de les juger pour des crimes commis contre des citoyens français, raison pour laquelle ils seront jugés en absence.
Responsable de la disparition et de l’exécution sommaire de plusieurs milliers de Chiliens, le régime du Général Pinochet est cette fois-ci spécifiquement accusé par la justice française de l’arrestation-disparition de quatre citoyens français : Jean-Yves Claudet, Alfonso Chanfreau, Georges Klein et Etienne Pesle.
Bien qu’il ne s’agisse que de quatre cas parmi d’innombrables autres victimes, ce procès illustre l’absolue nécessité de juger ces crimes et de permettre à la justice, même hors de frontières chiliennes, de s’exercer de façon libre, indépendante des pressions et des intérêts politiques.
Notre association appelle l’opinion publique française à s’intéresser et à suivre ce procès, extraordinaire à plus d’un titre. Nous appelons aussi nos concitoyens chiliens vivant en France ou ailleurs à se joindre à nous pour apporter leur soutien aux familles des victimes.
Paris, le 15 novembre 2010

Aexppfrance@hotmail.com
Site : chiliveriteetmemoire.org


Déclaration publique de FAL
Il y a 40 ans, France Amérique Latine naissait de l’engouement international provoqué par l’Unité Populaire chilienne qui voyait l’accession de Salvador Allende au gouvernement et le début d’un large processus de mobilisation en faveur d’un socialisme démocratique.
Quelques mille jours plus tard, le Coup d’État s’abattait sur le Chili, théâtre d’une répression sanglante et d’atteinte aux droits humains sans précédent.
FAL est toujours restée fidèle au Peuple chilien et s’est donc constituée partie civile, représentée par sa Présidente déléguée, Maître Sophie Thonon, pour le procès que la France ouvrira le 8 décembre à Paris contre 14 membres ou collaborateurs éminents de la dictature chilienne pour la détention et disparition de 4 franco-chiliens, Alphonse CHANFREAU, Jean-Yves CLAUDET, Georges KLEIN et Etienne PESLE.
Après l’arrestation de Pinochet à Londres, en Angleterre, grâce à l’action entreprise par le juge espagnol Balthazar Garzon, et le procès en cours à Rome contre Alfonso Podlech, responsable de la disparition d’un Italien, ce sera la troisième action judiciaire internationale contre des responsables d’un terrorisme d’état.
Nous appelons tous nos militants et le public en général à suivre de près ce jugement et à participer aux activités qui seront organisées en collaboration avec les autres associations parties civiles, pour l’établissement de la Vérité, la condamnation des coupables et la mise en place d’une jurisprudence internationale.
Une soirée de restitution du procés aura lieu le vendredi 17 décembre à Paris, Mairie du 3ème arrondissement.

Le Bureau de France Amérique Latine
Paris le 24 novembre 2010

direction@franceameriquelatine.fr
Site : franceameriquelatine.org



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Pourquoi il faut lutter contre l'oubli et l'impunité 
mercredi 1 décembre 2010, 12:11 PM
Pourquoi il faut lutter contre l’oubli et l'impunité

Pour Louis Joinet [Rapporteur de la Sous-Commission des droits de l’homme des Nations unies relative aux questions d’impunité des auteurs des violations systématiques des droits humains civils et politiques], la lutte contre l’impunité se base sur quatre principes fondamentaux.
Le droit à la vérité sur le sort des victimes et sur l’histoire de son pays est un droit pour les citoyens et un devoir de mémoire pour l’Etat. Le droit international fait obligation aux Etats qui ont ratifié les textes protecteurs des droits humains d’enquêter sur la violation de ces droits.
Le droit à la justice : toute victime doit avoir la possibilité de faire valoir son droit à un recours équitable et efficace, qui mène à une sanction juridique de son oppresseur. Un procès même symbolique permet aux victimes d’être reconnues en tant que telles et de rendre inacceptable le sentiment et la volonté d’impunité des bourreaux. Si l’oppresseur est malade ou vieux, on pourrait dire que la sanction est moins importante en soi que la symbolique du procès. Dans le cas Pinochet, il importait peu que le vieillard Pinochet, 93 ans, fasse de la prison ou pas. Il importait grandement que le dictateur Pinochet fut jugé et condamné pour les crimes contre l’humanité commis par son régime.
Un devoir de réparation envers les victimes et leurs familles est inclus dans de nombreux textes internationaux ou régionaux. La réparation doit consister en une pleine restitution des droits à la situation antérieure, une réparation par rapport aux conséquences et une indemnisation des dommages y compris le préjudice moral.
La reconstruction de l’Etat de droit : l’expérience mondiale de l’impunité montre qu’elle rend impossible la (re)construction d’un Etat de droit vraiment démocratique et suppose un recul juridique de l’Etat de droit. La grande leçon est que dorénavant, les dictateurs militaires ou civils et leurs agents pourront vraiment être traduits en justice pour des crimes contre l’humanité, où que ce soit dans le monde, et qu’ils le savent.

La réconciliation
A ceux qui seraient tentés de considérer que des principes de justice pourraient constituer une entrave à la réconciliation nationale et que la réconciliation serait mise en danger par la justice, Louis Joinet répond : « ces principes ne constituent pas des normes juridiques strictu sensu mais des principes directeurs destinés, non à tenir en échec la réconciliation, mais à endiguer les dérives de certaines politiques de réconciliation afin que, passée la première étape faîte de conciliations plutôt que de réconciliation, l’on puisse construire le socle d’une réconciliation juste et durable. Pour pouvoir tourner la page, encore faut-il l’avoir lue ! La lutte contre l’impunité n’est pas qu’une question juridique et politique ; sa dimension éthique est trop souvent oubliée» [Dans le Rapport final sur l’Administration de la Justice et les droits des détenus, question de l’impunité des auteurs des violations des droits civils et politiques, rapport n° 1996/119 de la Sous-Commission des Droits de l’Homme, publié le 2 octobre 1997, document E/CN.4/Sub.2/1997/20/Rev.1 des Nations unies. Document diffusé par l’Equipe Nizkor-Espagne.]
En effet, au nom de la réconciliation, c’est trop souvent aux victimes de montrer de la bonne volonté. N’oublions pas que, au Chili, la droite politique actuelle dont la très grande majorité des membres a été fermement pinochétiste durant la dictature, n’a jamais reconnu les violations aux droits humains, les justifie ou fait semblant de croire que ce furent des excès.
Des pinochétistes notoires ont été nommés à des postes administratifs importants par le président Sebastián Piñera en 2009 et 2010…

La lutte contre l'impunité et l'oubli doit continuer.

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Pourquoi un procès en France ? 
mercredi 1 décembre 2010, 12:04 PM
Pourquoi un procès de Chiliens en France ?
Le 24 octobre 1998, le juge espagnol Baltasar Garzón émet un mandat d’arrêt international contre le général Pinochet en voyage à Londres et demande son extradition vers l’Espagne pour y être jugé pour crimes contre l’humanité. Pinochet est placé en détention provisoire en attendant une comparution devant un juge britannique.
Le lendemain, les avocats français Sophie Thonon et William Bourdon, représentant les familles de quatre victimes françaises de la dictature, demandent à la justice française « de requérir l’arrestation immédiate du général Pinochet, compte tenu des risques existant de le voir rentrer dans son pays. Il y a lieu d’agir avec la plus grande célérité ». Plusieurs citoyens français ou franco-chiliens ont été assassinés ou ont disparu au Chili (1) mais le procès de Paris ne concerne que quatre personnes. Le 30 octobre, le Tribunal de Grande instance de Paris ouvre une enquête préliminaire contre Pinochet pour «séquestrations et tortures », crimes réprimés par le Droit International Humanitaire (DIH). L’affaire est instruite par le juge Roger Le Loire.
Le 27 novembre, le juge Roger Le Loire émet des mandats d’arrêt internationaux contre le général Pinochet, 13 militaires et 3 civils chiliens pour « séquestrations aggravées accompagnées ou suivies d'actes de torture ». Il demande également aux autorités britanniques que, si elles n’extradent pas le général Pinochet vers l’Espagne et si elles décident de ne pas le juger en Grande Bretagne, elles l’extradent vers la France. Non seulement les Britanniques ne répondent pas mais ils n’en informent même pas le général Pinochet !

Le droit français permet-il de juger des inculpés étrangers ?
La justice française se base sur deux critères pour pouvoir juger des étrangers. Le premier, la compétence territoriale, dépend du lieu de l’infraction : un juge français est compétent pour toutes les infractions commises sur le territoire français, que la victime soit française ou étrangère.
Le second critère dépend de la nationalité de l’auteur ou de la victime. La justice française se considère compétente si un crime est commis à l’étranger par un(e) citoyen(ne) français(e) (compétence personnelle active), ou si la victime est française (compétence personnelle passive). C’est au nom de la compétence personnelle passive et non au nom de la compétence universelle, que la justice française met les Chiliens en accusation.

Des inculpés étrangers peuvent-ils être jugés en leur absence ?
Dans le cadre du procès qui nous intéresse, la question se pose pour trois raisons : plusieurs inculpés sont déjà en prison au Chili pour crimes contre l’humanité commis durant la dictature, la Cour suprême chilienne n’autorise jamais l’extradition de Chiliens et les prévenus en liberté n’accepteront vraisemblablement pas de venir en France de leur plein gré.
Au nom du droit d’une personne à se défendre, la législation de nombreux pays interdit de la juger en son absence. Jusqu’il y a peu, la loi française autorisait le jugement par contumace, c’est-à-dire en l’absence d’un prévenu sans même parfois qu’il ait été prévenu du jour du procès. La Cour européenne des Droits de l’Homme a plusieurs fois condamné la France pour des jugements par contumace signalant qu’un tel procès n’était pas équitable car tout accusé a le droit d’être présent à son procès et de s’y défendre. La loi française a donc été modifiée en mars 2004 et l’on parle maintenant de jugement par défaut.
L’article 487 du code pénal français stipule que « toute personne régulièrement citée qui ne comparaît pas au jour et à l'heure fixés par la citation est jugée par défaut ». De même, le Code de procédure pénale stipule que « Si l'accusé est en fuite ou ne se présente pas, il peut être jugé par défaut (2)». La loi Perben 2 autorise un prévenu à ne pas assister à son procès et à être représenté par un avocat. Ce type de procès est réputé « contradictoire » et le prévenu a le droit de faire appel.
Deux exemples de procès par défaut : lorsque la DINA a organisé un attentat contre l’ancien vice-président chilien, Bernardo Leighton, réfugié à Rome avec son épouse, la justice italienne a jugé en leur absence, le directeur de la DINA, le général Contreras, et son second, le colonel Espinosa. Les deux hommes ont été condamnés à 20 et 18 ans de prison respectivement. De même, Alfredo Astiz, un officier de la marine argentine, a été condamné par défaut à la prison à perpétuité en France pour avoir torturé et assassiné deux religieuses françaises en Argentine.
Deux nouvelles questions se posent :

Pourquoi ne pas juger Pinochet et ses subalternes pour crimes contre l’humanité ?
Tout simplement parce que le crime contre l’humanité n’existe pas en droit français. Ou plutôt, il existe mais selon une définition extrêmement restrictive qui ne correspond en rien aux définitions internationales (4). De 1945 à 1994, les tribunaux français peuvent juger « les crimes contre l’humanité » qui sont définis comme ceux « commis par des agents des puissances de l’Axe durant la Seconde Guerre mondiale ». Confirmation par la loi de 1964 qui rend « imprescriptibles » les crimes contre l’humanité commis « par les grands criminels des puissances de l’Axe » et décide que « les faits dénoncés postérieurement à la Seconde Guerre mondiale ne sont pas susceptibles de recevoir la qualification de crime contre l’humanité » !
En 1994, la France reconnait la validité des Tribunaux spéciaux des Nations unies pour la Yougoslavie et le Rwanda, et le 9 juin 2000, elle ratifie les statuts de la Cour pénale internationale. Ces trois juridictions reconnaissent le crime contre l’humanité dans sa définition du Tribunal de Nuremberg élargie et amplifiée à d’autres crimes. La France fait donc appliquer ces définitions du crime contre l’humanité par les tribunaux étrangers mais pas par les siens ! Certains avocats mettent cette situation sur le compte du refus par la France de l’éventualité de procès liés aux actions des armées françaises en Indochine et en Algérie. Cette interprétation reçoit une sorte de confirmation en 2001, lorsque la FIDH dépose plainte contre le général Aussaresses suite à la publication de son livre revendiquant les actes de torture réalisés par l’armée française. La Cour de
cassation refuse de poursuivre le général pour crimes contre l’humanité « en l’absence de toute disposition dans le Code français. La coutume internationale ne saurait pallier l’absence de texte de loi… »
Il n’est donc pas possible de juger Pinochet et ses subalternes en France pour crimes contre l’humanité…

Pourquoi ne pas les faire juger par la Cour pénale internationale ?
La première source internationale en matière de droits humains est la Charte des Nations unies, fondement de tout le droit international public moderne. La deuxième est la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, qui est probablement le seul instrument juridique qui reconnaisse à la personne le droit de se rebeller. En troisième lieu viennent les Pactes internationaux relatifs aux droits civils et politiques (PIDCP) et aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) de 1966. Finalement, il existe un ensemble de pactes internationaux et régionaux tels que la Convention interaméricaine des droits de l'homme (CIDH), la Convention pour la prévention de la torture, la Convention européenne des droits de l'homme, etc.
Le Chili d'avant Pinochet s'était associé à ces efforts internationaux de promotion des droits humains. Pour se donner bonne figure à l'étranger, le régime militaire du général Pinochet ratifie le PIDCP en novembre 197620 mars et, en décembre 1988, la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels ou dégradants entrée en vigueur en 1987, qui sera, dix ans plus tard, invoquée en Angleterre pour l'accuser de crimes contre l'humanité !
Les nations ont adopté les Statuts de la Cour pénale internationale le 17 juillet 1998 à Rome. Des 148 membres des Nations unies à l’époque, 120 votèrent pour, 21 s’abstinrent et 7 votèrent contre : la Chine, l’Inde, le Sri Lanka, l’Irak, la Turquie, Israël, les Philippines et les Etats-Unis. La CPI est entrée en vigueur trois mois après la 60e ratification, soit le 1er juillet 2002.
Plusieurs Etats se sont acharnés à réduire la portée des actions de la Cour. Par exemple, l’article 11 stipule que « La Cour n’a compétence qu’à l’égard des crimes relevant de sa compétence commis après l’entrée en vigueur du présent Statut. Si un Etat devient Partie au présent Statut après son entrée en vigueur, la Cour ne peut exercer sa compétence qu’à l’égard des crimes commis après l’entrée en vigueur du Statut pour cet Etat ».
Autrement dit, la CPI ne pourra juger des affaires de génocide, crime de guerre ou crime contre l’humanité que si elles ont eu lieu après le 1er juillet 2002 ou après l’entrée en vigueur du Statut dans un Etat donné. Mettant ainsi tous les dictateurs du XXe siècle, dont Pinochet, à l’abri d’un procès international…

NOTES
(1) Par exemple Enrique Ropert, fils de Miria Contreras, la secrétaire personnelle d’Allende ; le prêtre André Jarlan tué par un carabinier dans la población La Victoria, ou les militants Gabriel Longueville, Yves Alain Domergue, Anselmo Radrigan, Agustin Reyes, Claudio Thauby et Humberto Menanteau
(2) Article 270 de la loi nº 2004-204 du 9 mars 2004.
(3) Voir le cas Pinochet à Londres : se basant sur la signature du Traité contre la torture signé en 1988, la Cour des Lords avait accepté l’extradition vers l’Espagne seulement pour les crimes commis après cette date.
(4) Nous recommandons la lecture du document Etat des lieux de la mise en œuvre du principe de compétence universelle, publié par le Groupe d’action judiciaire de la FIDH, n° 431, Paris, octobre 2005, dont nous avons repris certaines informations pour ce chapitre.

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